De mes
vingtaines années, j’ai le souvenir d’avoir vu avec un malaise
certain les films de Robbe-Grillet (Glissements progressifs du
plaisir, Le jeu avec le feu). Son érotisme n’était
vraiment pas mon affaire. Je ne comprenais pas du tout pourquoi il
soumettait à un tel régime, sado-maso, de si jolies
actrices que j’avais tout simplement envie d’aimer.
J’ai le souvenir de ma lecture de ses romans, surtout Le Voyeur
qui était aussi un voyageur. J’étais
intéressé par le «Nouveau Roman» qui rompait
radicalement avec les histoires traditionnelles, usées jusqu’au
dernier cliché.
J’ai le souvenir d’avoir lu La Jalousie lors d’un
séjour aux Antilles et de m’être représenté
des images de cinéma à travers ce jeu entre la "jalousie"
et les jalousies, sorte de volets qui cachent tout autant qu’ils
permettent d’épier discrètement, y compris celui qui se
cache.
Le souvenir qui m’en est revenu hier, alors
que j'apprenais la jalousie effective de Robbe-Grillet,
est celui d’une douleur parcourant tout le livre.
«On le lira désormais d’un autre œil»,
écrit justement la critique du Monde, après nous
avoir dit que «Catherine découvre en 1957 qu’Alain, avec
qui elle sort depuis six ans, mais avec qui elle n’a jamais vraiment
«couché», par crainte de tomber enceinte, ne peut
pas la prendre.»
Catherine Robbe-Grillet, la femme d’Alain, vient en effet de
publier un journal dans lequel elle décrit tout ça, et
même qu’elle en est tombée de haut alors que Robbe-Grillet
pensait lui qu’elle avait compris depuis longtemps… On apprend aussi
que
"ça ne les empêchait pas de jouir l’un de l’autre de
toutes
les autres façons" !
Notons d’abord l’anachronisme de la situation. Peu de jeunes
filles aujourd’hui s’empêcheraient de faire l’amour, donc
d’être prises, aimantes, pénétrées,
baisées et baisantes, pour éviter d’avoir des enfants.
Surtout inimaginable qu’elles s’en empêcheraient pendant six ans.
Il est vrai qu'entre-temps est apparue la contraception, avec la
pilule qui
semblait miracle, et la légalisation de l’avortement,
jusqu’à la pilule du lendemain puis l’avortement
médicamenteux chez soi.
Un autre critique du Monde avait fait des années
auparavant un long reportage sur les Robbe-Grillet, décrivant
un couple idéalement libre recevant des jeunes gens
d’aventure ou d’habitude dans chacun son aile du château
où ils habitent depuis longtemps. Sans que cela fasse
d'histoires (!).
Et ainsi formaient-ils un couple d’un genre nouveau, exemplaire,
rare, transgressant le poids de la relation unique et exclusive, vivant
néanmoins cul et chemise durant voyages et jours quotidiens…
Génial !
Un grand pan de mur s’effondre pour moi qui avait cru à
cette illusion. Je veux dire que la liberté du couple là
était manifestement déterminée par
l’impossibilité pour Robbe-Grillet de prendre sa dame. De plus,
son cinéma sado-maso était forcément lui aussi
soumis à cette donnée. Qu’on devrait donc revoir à
cette lumière-là.
Au fond ce ne serait pas grave si ces écrits et ce
cinéma n’étaient que récit de fantasmes etc. On
n’est pas tenté ici de faire l’apologie d’une sexualité
équilibrée, assouvie, libérée, encore que
ce ne serait pas si grave non plus. D’ailleurs cela n’empêcherait
aucunement le moindre récit de fantasmes, sans pourtant conduire
à refaire du Sade ou du Masoch ou du Bataille …
...
Le souvenir ému aussi, encore que je ne me rendais compte
de rien, d’avoir fait les envois de mon premier livre dans son bureau
aux éditions de Minuit, puisque Robbe-Grillet y avait bureau,
bien
sûr un jour où il ne s’y trouvait pas… Et aussi
d’y avoir reçu deux journalistes que
sûrement j’avais jaugé sec du haut de ce bureau d’Alain
Robbe-Grillet, parce qu’ils souhaitaient m’interroger sur les
conditions matérielles de vie d’un écrivain, des miennes
en fait, tandis que j’aurais voulu parler d’écriture…
Alain Robbe-Grillet toutefois que je ne rencontrerais pas,
à mon étonnement que je devais qualifier de naïf
ensuite,
découvrant que celui qui était "mon" éditeur
(Robbe-Grillet)
ne s’entendait pas spécialement bien, moins qu’on puisse dire,
avec une autre dame, Marguerite Duras, qui m’avait amené dans
cette
maison et préfacé le livre.
D’ailleurs ce n’était pas au hasard que ces deux
têtes-là ne s’entendaient pas vraiment. Ces deux
corps-là, plutôt…
Et puis pas si étonnant que Robbe-Grillet m’ait
ignoré ou ait ignoré Rauque la ville, roman qui
s’il porte bien des fantasmes sexuels n’en est pas moins le roman d’une
personne en chemin de libération sexuelle.
...
Bien sûr cette "découverte de Catherine en 1957",
dévoilée 47 ans après, ne remet en rien en cause
l’aventure du «Nouveau Roman», ni l’écriture de
Robbe-Grillet ni ses œuvres aucunement.
Tout de même j’aurais préféré que cela
soit plus clair plus tôt. Que Robbe-Grillet écrive
son «âge d’homme» à la façon de Michel
Leiris.
Car c’est tout de même la grande affaire de la vie, cela, de
prendre, pénétrer, faire l’amour, sexuellement être
amoureux, oui baiser d’amour et se baiser l'un l'autre, sans que cela
ait à voir avec se faire avoir…