Cela s'insinue à la manière de cette opinion d'un
publicitaire
philosophe, parue dans le
journal Le Monde, affirmant péremptoire :
"notre vie ne vaut plus
rien"...
Les signes sont multiples, ce peut être les
"il n'y a
plus ou il n'y a même plus" jusqu'aux qualifications de "basse
époque" ou "d'époque aveugle et de non savoir". Se
dégage par
suite une perception de désarroi,
puis de panique, voire de sentiment de guerre interne. L'idée
est répandue selon quoi tout serait plus difficile
aujourdhui. On ne sait plus très bien pourquoi on continuerait
de
vivre, dit un autre.
Bien sûr tout de cette vision peut se renverser, la vie
individuelle n'a jamais été autant
valorisée,
jamais une époque n'a eu autant de capacités
d'observation ou n'a accordé autant de place à
l'éducation,
les échanges sont clairement plus faciles qu'avant l'ère
numérique et puis la philosophie grecque nous
a
légué qu'on n'avait jamais vraiment su
pourquoi on vivait.
Si une question devait être considérée, ce
serait par exemple celle du pourquoi les humains semblent devoir vivre
de plus en
plus longtemps. En France l'espérance de vie à la
naissance se serait accrue de 7 ans depuis 1970. Quitte à
affirmer que si l'on vit plus longtemps c'est que la vie passe plus
vite.
Une autre serait de se demander ce qui s'est passé il y a trente
ans pour que le monde en ait été si radicalement
changé.
Encore faut-il souligner que cela fait au moins
dix ans qu'on ne cesse de dire que le monde a
radicalement changé
depuis trente ans. Les scientifiques en termes
d'observation satellitaire fixent la césure à dix ans,
voire il y a
deux ou trois ans...
Alors pourquoi des intellectuels en place ressassent la
déprime?
Peut-être en raison de ce changement même dont ils ne
tiennent
pas compte ou ne le voient qu'en termes négatifs. Et puis il y a
un
effet décalage, provenant par exemple d'une révolte
légitime
contre
misères, injustices et atrocités de notre
époque qui peut occulter ce qu'étaient ces m.i.a dans
les
temps reculés, pas si éloignés. Tout comme on peut
légitimement être accablé par le nombre des
victimes de la route en 2005 en France (5000 morts encore), mais devoir
prendre en compte
qu'il n'y en a
jamais eu aussi peu
depuis le pic des années 1970, trois fois moins.
Il y a aussi la problématique du nez sur la
table, ou
plutôt celle de ne pas voir plus loin que le bout de son nez. A
l'image par exemple de cet artiste officiel
depuis plus de 20 ans qui, venant de
parcourir les infos
radiotélévisées de ces
soixante dernières années, fait
cette découverte extraordinaire, savoir qu'il
y a toujours eu des catastrophes!
Plus grave, le cas BS dont avait fait état Jean Pierre Ceton
dans
"Les Voyageurs modèles".
Considéré comme l'un des rares philosophes à
s'intéresser à la technique et donc à notre
époque, B. Stiegler en est venu lui aussi à ce sentiment
de
panique.
Serait-ce en raison de l'accroissement de la teneur en carbone dans
l'atmosphère, de l'accélération du changement
climatique ou bien de l'entassement
toujours plus massif des populations aux abords des villes etc?
Non, l'explication de base est selon
lui le
conditionnement par le
marché. Le fait que tout un chacun en serait réduit
à n'être plus que strict consommateur docile. Il situe le
début de cette affaire dans les années 1940 quand
"l'industrie américaine inventa le marketing pour
écouler sa production".
Outre qu'une seule raison ne suffit
sûrement
pas à expliquer la société de notre époque si
complexe, ce serait oublier le désir
des humains. Comment expliquer par exemple le
succès de certains livres, d'allure
plus ou moins ésotérique, vendus de part le monde et dans
toutes les langues. Le marché qui conditionnerait les
gens
d'acheter ces livres? Comment expliquer le succès en France d'un
auteur
dont les romans
se sont vendus à plus de 5 millions
d'exemplaires en
quelques années? Romans qu'on a l'impression
d'avoir déjà lus en les lisant mais
qui semblent pouvoir jouer un
rôle
de miroir clinquant. En tout cas ce sont les acheteurs, en l'occurrence
des
lecteurs, qui en
décident même si
les éditeurs font tout pour
s'adapter
à ce marché de consommateurs.
B.S. voit "l'individu
nié parce que devenu pur et simple consommateur", dénonce
"l'adoption de nouveautés
incessantes" et s'accroche à
l'hypothèse "d'une perte
structurelle
d'individuation qui ne peut que conduire
à la décomposition du social, pire à la guerre
totale".
La encore il serait aisé de renverser ces affirmations, en
particulier d'opposer un processus d'individualisation croissant.
Pourquoi en être arrivé là? Pourquoi en sont-ils
arrivés à de tels accès de
dépression intellectuelle? Faut-il mettre en
question leurs inébranlables références aux
penseurs de l'histoire (à Platon qui ne pouvait pas concevoir
qu'un objet humain puisse sortir du système solaire, y compris
au grand Deleuze fervent opposant
aux machines etc.) toutes antérieures à la vie
numérique
ces références qui mécaniquement
les poussent au
ressassement intellectuel? De fait, B.S. et d'autres ne semblent voir que l'effondrement du monde
ancien et ne pas pouvoir intégrer le suivant,
celui-ci que nous commençons
de vivre,
le monde numérique et ce qu'il entraîne comme
multiplication des possibilités...
« Qui a déjà pleuré en lisant Internet ?
», s'interroge un professeur de Rotterdam, pourtant bien
nommé (Daniel Erasmus), pour en déplorer selon lui la
pauvreté.
Pleuré de joie je ne sais,
éprouvé un grand plaisir ou du bonheur à voir
aboutir la recherche que l'on effectue, par exemple se renseigner en un
temps record sur Erasmus Roterodamus.
Ou pouvoir y lire immédiatement un poème parmi tous
ceux de ces siècles derniers!