C'est une cérémonie qui se déroule à
l'université à différentes occasions, pour une validation de thèse
ou pour une habilitation à diriger des recherches. Elle a quelque chose d’étonnamment
cérémoniale, un peu sacrée on aurait dit avant, un peu à
l'ancienne assurément, même si les éléments extérieurs de la
mode ancienne n'y figurent pas.
Ainsi les jurés ne s'habillent
désormais plus de toges ou de couvre-chefs d'allure tribale, mais
c'est tout comme s'ils les portaient encore.
On le ressent quand
ils entrent dans la salle de soutenance et s'installent après avoir
ordonné au public de s'assoir.
Ici, la soutenante ressent pour une
part cette cérémonie comme une humiliation. Après des années
passées à l’université à enseigner, à publier, à être une
personne autonome, elle est peu encline à accepter d’être jugée
par ses pairs.
Surtout qu'en l’occurrence ses pairs,
en situation d'être des jurés, vont se comporter comme des
supérieurs n'hésitant pas à l'humilier par raison de fonction,
alors qu'ensuite la soutenance finie, ils lui parleront en toute
camaraderie.
La soutenante a du mal à devoir dire
qu'elle est « particulièrement honorée et touchée »
que ces gens du jury aient bien voulu l'entendre. Ce sont là les
mots obligés qu'elle doit prononcer.
Certes
on découvre que sans en avoir l'air, elle a un caractère un peu
spécial, en tout cas démarquant au moins un fort sentiment de
personnalité.
Beaucoup
de gens sont comme ça, mais la plupart le garde dans leur entre-soi.
Elle, elle le manifeste. Ainsi elle arrive en retard au début de la
séance. Or arriver en retard quand on est la soutenante ne peut
qu'être une manifestation de gros ego. D'autant qu'elle arrivera en
retard à nouveau après la pause, et encore avant la délibération
du jury.
La cérémonie comporte un rituel de
dispositif autant qu'un dispositif de rituel.
Il y aura d'abord l'intervention de la
directrice de thèse qui se donnera des airs critiques assez sévères,
avant de noter la qualité du travail de la soutenante.
Ainsi elle confiera avoir été heureuse de diriger cette thèse,
déclarant que son auteur est une spécialiste de la question
« philosophie continentale versus philosophie américaine (celle
du nouveau monde) ».
In fine elle lui adressera ses
compliments, soulignant l'importance particulière de son travail en
ce qu'il se situe exactement dans la ligne de recherche convenue.
Dans leurs interventions, les autres
jurés commenceront d'abord par recenser les fautes, les erreurs, les
incorrections, signalées avec précision, à la page tant, page x,
page y etc.
C'est la plus jeune jurée qui va
égrener le plus dans le détail ce qu'elle appellera « tous
ces manques ».
Elle, c'est la première fois qu'elle
est jurée, la fois précédente où elle avait assisté à une
soutenance, c'était pour sa propre habilitation. D'ailleurs il lui
reste de bonnes habitudes d'étudiante, ainsi à son arrivée la jeune prof membre du
jury a posé ostensiblement sa trousse à crayons sur le bureau avant
d'en sortir les instruments.
La réponse de la soutenante sera que
n'ayant pas eu le temps de noter toutes ses remarques, on lui en
fournisse la liste pour les intégrer. Requête qu'on lui
accordera, en lui signifiant qu’habituellement elle n'est pas
accordée.
A son tour d'intervenir, le président
va surprendre son monde.
D'abord en félicitant d'emblée
l'impétrante parce qu'il n'a trouvé qu'une seule faute
d'orthographe, « ce qui vaut d'être souligné »
dira-t-il, « par les temps qui courent », même si
aussitôt il lui reprochera un manque global de rigueur dans la
présentation. Il faut savoir que dans un telle enceinte un
compliment ne peut jamais venir sans être accompagné d'une
critique.
Ensuite, sans doute pour blaguer, le
président confie qu'il voudrait n'avoir jamais écrit sa thèse,
la voyant en somme comme une faute de jeunesse. Ce qui en dit long
sur le fonctionnement universitaire, car comment juger d'une thèse
comme président de jury si lui-même regrette sa thèse que son jury
de l'époque aurait donc dû refuser ?
Après la délibération du jury, la
candidate oublie de revenir. C'est ce qu'on suppose. Des gens vont
la chercher, elle revient comme si de rien n'était.
La décision d'habilitation est donnée
de façon très codée, les reproches sont oubliés, l'adoubement se
fait avec des marques d'affection.
A la plus jeune jurée j'escompte
pouvoir parler lors du pot après la soutenance. Mais c'est le
président qui m'entreprend, me regarde de très près tout en me
parlant. Je m'éloigne mais il se rapproche encore. Je ne m'y fais pas et m'éloigne
plusieurs fois de lui, du coup me retrouve aux côtés de la jeune
jurée. Aussitôt je me présente à elle et lui fais part de mes
doutes sur la sévérité des remarques faites sur le travail de la
soutenante.
Elle répond que ça fait partie de
leur job, le principe premier est de s'en tenir à une rigueur quasi
protocolaire.
Ce qui me déclenche un rire subit. Elle n'a pas l'air de m'en vouloir mais elle lâche : Ah non, ça
n'est pas possible pour nous, quand je lui dit que j'essaie d'allier
rigueur et liberté pour déjouer les clichés et les
stéréotypes qui chargent les discours et les croyances...
-C'était bien, j'ai dit, non ?
-Oui mais tu ne te rends pas compte comment sont les rapports entre
les gens.
-Tout de même à l’Université, ça devrait être plus tranquille
qu'à l'armée ou dans les entreprises en situation de concurrence...
-Tu te rends pas compte...
-Le plus terrible dans les rapports humains, c'est dans les
copropriétés...
-Je connais pas...
-C'est là où les gens sont le plus féroces entre eux...