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texte 42 Vivre le français, c'est pratiquer le néologisme par Jean Pierre Ceton Les conservateurs de la langue sont
récemment partis en guerre pour empêcher que certains enseignements
soient donnés en anglais à l'université française. Dans le
journal Le Monde, Claude Hagège y allait de son "Refusons le
sabordage du français".
Or notre langue se saborde bien plus, chaque jour, dans les rues de nos villes, sur les devantures des boutiques où prolifèrent de plus en plus les inscriptions en anglais. Et elle se saborde encore bien davantage dans le parler contemporain où une habitude est prise d’utiliser l'anglais, avec une aisance jouissive, comme si c'était une langue moins ordinaire. Pourquoi cet usage qui s'opère bien au-delà d'un effet de mode dans les discours, les publicités et même à la radio culturelle ? Voici une publicité pour une eau minérale bien française dont le slogan « Live young » doit paraitre plus percutant qu'un « Vivez jeune ». Et ce nom donné à un nouveau service proposé par des chaines de supermarchés « Drive », pourtant pas franchement concordant avec l'action d'aller chercher ses courses commandées préalablement sur internet. Ou des mots qui s'utilisent par facilité tels que events (plus courts que événements) ou guests pour dire invités. En réalité il nous arrive des quantités de mots anglo-américains dont la traduction ne se fait pas immédiatement, comme wearable technology, ou qui se font des années après, comme binge drinking (traduit récemment au Journal Officiel par « beuverie express »). Bien sûr, l'anglais s'est imposé comme langue mondiale, celle du sport international, des sciences, des chercheurs, de la musique : on dit track, link, morphing, liker, linker, matcher, one shot, featuring, happy hours, afterwork, crowdfonding, low cost, counselling, cloud, play-list, soft power, implementer, clasher, chiller etc... Des mots parmi beaucoup d'autres dont on voit bien qu'ils expriment une action de vie contemporaine. Et le plus souvent une innovation. Jean-Marie Rouart, un académicien français, trouve acceptable cette utilisation croissante de mots anglais, tant qu'un « français authentique » est respecté. Bien sûr ce n'est pas l'avis des Québécois qui traduisent autant qu'ils peuvent et inventent des mots nouveaux formés à base de radicaux existants. Mais qu'est donc ce français « authentique »? Certainement pas celui que l'on parle dans la rue, durant les soirées, dans les rencontres, entre amis, au café. Ni dans les couloirs de l’université, ni même dans les bureaux des maisons d'édition où pourtant l'on publie ce français-là. En clair, c'est un écrit académique d'il y a plus ou moins un siècle, avec par exemple un vocabulaire, des temps et des concordances de temps qui ne se pratiquent plus à l'oral aujourdhui. Si bien qu'une sorte de schizophrénie linguistique gagne sourdement les jeunes français qui parlent une langue et doivent en écrire une autre. C'est que le français courant se transforme, ainsi le parler des années 1930 est en train de disparaitre, tout comme le timbre de voix qui allait avec. Et un présent d'oralité émerge (marqué par l'anglais), qui se modèle par l'usage mais aussi sous l'effet d'une révolte, notamment des jeunes, contre les anomalies de la langue et ses règles contraires aux logiques contemporaines. Hélas, le français ne crée plus beaucoup de mots nouveaux, en raison d'une culture incompréhensible du refus du néologisme. Or s'il n'y a pas de mots nouveaux dans une langue, il n'y a pas de concepts nouveaux dans cette langue. Et en effet les concepts nouveaux nous viennent de l'américain, si bien que le français parlé pourrait peu à peu ressembler à l'arabe parlé d'ici qui recourt par intermittences au français pour nommer les pratiques nouvelles. Il faudrait donc que les Français se mettent à vivre leur langue en tout urgence, donc qu'ils n'hésitent pas à créer des mots (il y en a : texter, agender, bienveiller, gravage...). Ils devraient pour cela cesser de se demander si « ça se dit en français » et s'autoriser à le dire tout simplement. Car pour accueillir le concept nouveau, il faut accepter que la langue diffère, qu'elle se détende, qu'elle s'ouvre, voire se déverrouille de concepts fermés. Vivre le français, c'est lisser notre langue à la logique contemporaine, jusqu'à favoriser les modifications d’orthographe entrainées par cette logique. Vivre le français, c'est pratiquer le néologisme.
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22/9/2013
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