Il n'est plus
nécessaire que les intellectuels médiatiques tapent
encore pour enfoncer le clou de cette conviction générale.
Plus besoin de crier encore et encore à la dé-civilisation
ou la régression enclenchées depuis des décennies,
mai 68 ou même les Lumières... Plus besoin de lancer à
chacune de leurs interventions des piques acérées
contre notre époque, la société ou la
civilisation, il y a une tendance de fond, dans l'opinion française
en tout cas, portant la certitude que notre monde ne va pas dans le bon sens.
Pire même, que ça va toujours dans le mauvais sens, le
recul, la régression...
Ce
n'est pas tout à fait nouveau mais le fait s'est amplifié
jusqu'à produire entre ceux qui la partagent une sorte de
connivence heureuse et missionnaire.
Quand Régis Debray
reprend le cliché selon quoi notre civilisation est sans doute
la première à refuser de se laisser interroger par la
mort, il est compris comme pointant là une pente décadente.
Ce serait pourtant aisé de souligner que cette civilisation
est la première à accroitre autant l'espérance
de vie, à faire reculer la mortalité infantile et celle
des mères, à tenir l'objectif de diminuer le nombre des
victimes en général, des maladies, des routes, des
crimes, à ériger en débats de société
des questions comme la fin de vie, l'euthanasie etc... A quoi il
faudrait ajouter qu'elle est la première à avoir vu
mourir des humains hors de la terre, les astronautes de Columbia, ce
qu'aucun ancien n'aurait pu concevoir.
Peine perdue, ce ne serait
pas entendu tant est forte cette tendance de fond qu'on pourrait
rapidement mettre sur le compte des formidables transformations de
notre monde qui heurtent une inertie spontanée.
Certes, il
y a toujours eu une tradition notamment chez les clercs à
critiquer vertement leur siècle, c'était vrai au 19e et
même avant, un certain Lesage, auteur picaresque, disait déjà
que les poires de maintenant n'étaient plus aussi bonnes
qu'avant.
Mais quand Edgar Morin, auteur et penseur respecté,
nous affirme que le progrès a provoqué plus de méfaits
que de bienfaits, on sait qu'il synthétise là une
tendance de fond qui nous envahit de tous ses flots. Bien sûr
la raison nous porte à nous révolter contre cette
affirmation et à réclamer qu'on la démontre, ce
qui ne devrait pas être facile, sauf à ne tenir compte
que des méfaits.
On réalise surtout qu'il libère
là une borne qu'on n'avait encore pas osé dépasser,
sauf dans les milieux intégristes radicaux, puisque par
définition le progrès est synonyme de bienfait.
Donc
c'est le progrès en soi qui est mis en cause et, ce qui a
produit selon eux le contraire du progrès, la modernité, avec
toutes ses découvertes techniques ou scientifiques qui ont
abouti à des catastrophes.
Et
en effet, on entend de plus en plus
souvent cette phrase imparable: «ce n'est pas parce que c'est
moderne que c'est bien».
Assurément le
concept de progrès n'est plus à prendre au sens un peu
béat des années 1960, sauf peut-être à
travers l'humour de Jacques Tati. Il est présentement à
vivre en termes de facilité de diffusion, de rapidité
de transmission ou d'accès aux connaissances tandis que la
modernité peut se définir comme un accroissement des
connaissances.
Or cet accroissement ne cesse de croitre au
point que nous pouvons affirmer qu'il s'agit en réalité
d'une précision toujours plus grande, ce qui
objectivement représente un progrès dans
l'histoire des humains.
Hélas ce progrès ne se retrouve
pas toujours dans l'analyse de ces connaissances -aussi précises
soient-elles- ni dans la conscience des conséquences qu'il
faudrait en tirer, aussi urgentes soient-elles.
Il n'est pas
surprenant que cette tendance de fond à croire notre époque
mauvaise se développe alors que notre civilisation est en
train de basculer dans le numérique. La rapidité de ce
basculement en déboussole plus d'un, sans parler de son
développement prévisible qui mettra de plus en plus en
perspective un nouveau statut de l'humain.
De quoi faire peur à
beaucoup, de quoi également pousser les différents
acteurs des médias à relayer cette peur à mesure
que ce nouveau statut s'éloignera du modèle
historique.
Faut-il relier à
cette tendance de fond l'étude internationale montrant
l'incroyable pessimisme des jeunes français, seuls
30% d'entre eux auraient une vision positive de leur avenir contre
60% au Danemark et aux USA?
On peut comprendre que si l'on entend
rabâcher que notre monde est pire qu'avant les découvertes
scientifiques, plus incertain qu'avant les connaissances
contemporaines, s'il a perdu ses repères et s’il n’a pas
créé des valeurs nouvelles, alors autant se détourner
du futur et revenir vers ce qui existait avant, les valeurs
ancestrales qui pourtant n’étaient pas toutes d’ouverture,
de justice et de respect!
En
tout cas il n'est
pas besoin de renforcer cette tendance-là car elle participe
au développement des intégrismes.
Non, il n'est pas
nécessaire d'ouvrir davantage les portes aux mouvements
vraiment régressifs pour qui notre civilisation évoluée
est une barbarie à détruire.