Il
faudra du temps pour expliquer ce succès, dit l’auteur des
« Bienveillantes » en parlant de son livre.
Avançons-en
quelques raisons, et d’abord le titre. Il a quelque chose de doux,
d’attirant, il annonce en tout cas quelque chose de beau et grand,
voire de réconfortant… Il porte en lui par conséquent
une source de méprise et même une part de tromperie,
quelle qu’en soit l’explication, puisqu’il introduit, comme
toute la planète France le sait, aux confessions fictives d’un
officier nazi, genre de personne qui n’était guère
bienveillante d’après ce que l’on sait.
Ensuite
il faut prendre en compte la stratégie commerciale de
l’éditeur qui avait constaté « une demande
pour de gros livres, plus romanesques et très
construits… » Et puis les libraires ont été
« alertés » (attention chef d’œuvre)
et ont reçu le livre de sorte de pouvoir le lire pendant
l’été. Stratégie déclenchant un
phénomène de vente avant même le prix de
l’Académie française, d’habitude plus tournée
vers des écritures académiques (surtout pas
anglicistes) et le prix Goncourt attribué comme si c’était
une évidence! Le succès a été tel, a
confié l'éditeur, qu'il a fallu prendre sur les
réserves de papier destiné à la traduction française
de Harry Potter, on en verserait presque une larme.
Une
aventure éditoriale que l’éditeur qualifie de «belle
histoire» à défaut de pouvoir appliquer
l’expression à l’histoire du livre, tant il parait
impossible de dire que l’histoire de ce livre est une belle
histoire.
On
perçoit ainsi que s’est opérée une sorte
d’occultation du fond du livre au profit du seul phénomène
de vente en librairie.
Ce
qui reste plus difficile à expliquer c’est pourquoi et
comment des lecteurs, même sous influence de la machine
publicitaire, ont accepté de lire les confessions imaginées
d’un bourreau. C’est à dire de se mettre en état de
suivre et comprendre les comportements d’un nazi. D’être
attentif aux sentiments de cette brute, de se glisser dans son
cerveau en quelque sorte même par l’entremise bienveillante
de l’auteur. De s’identifier, comme la lecture du roman
l’implique, à un personnage détestable et ce pendant
900 longues pages. A noter que les 900 pages ne sont pas pour rien
dans l'affaire, comme si était retenue une sorte de performance
quasi sportive. L’auteur a d'ailleurs mis en avant la quantité
d’ouvrages et de documents lus durant cinq années de sorte
qu’il disposait de la matière pour en écrire bien
davantage...
Au
fond il y a l’intérêt porté en France à
cette période des années 1940 et au nazisme en
particulier pour expliquer le formidable succès.
Il
y a surtout le fait que tout un milieu intellectuel ne semble voir le
monde qu’à travers Auschwitz ou plus précisément
la Shoah.
Or
cette focalisation sur la dite période s'installe et perdure
tandis que tout ce qui domine notre vie d’aujourd’hui date, ou
presque, d’après ces monstruosités. La plupart de nos
instruments, de nos concepts, de nos chemins ont en effet été
inventés après les années 1950, et depuis les
années 2000, donnant naissance à un autre monde humain.
S’en
inquiéter alors parce que la pensée collective ne peut
qu’occulter le temps présent au point de ne rien en voir
surgir. Ce qui expliquerait la vision particulièrement
négative donnée à notre époque présente
par toute une cléricature*, époque qui ne peut
pourtant pas être jugée pire que ces années-là
de 1940.
On
peut donc se poser des questions sur l'accueil enthousiaste quasi
unanime qu'a réservé le milieu intellectuel au livre
"Les Bienveillantes". Faudrait-il accuser cette cléricature de
complaisance, voire de complicité avec une tendance qui
consiste à diminuer les horreurs de ces premières
années de 1940 : L’occupation allemande n’était
pas si dure que çà, à part quelques exactions,
les nazis étaient des gens ordinaires qu’il faudrait essayer
de comprendre etc.
Nous
ne devons pas être bienveillants avec qui voudrait nous
embarquer sur ce chemin, même par naïveté ou par
manque de lucidité.
Ne
soyons pas bienveillants avec qui voudrait nous faire croire que
c’est cette direction qu’il faut prendre, ressasser Auschwitz
sans apparemment en tirer les conclusions qui nous éloigneraient
à jamais de ces horreurs. Peut-être
avons-nous droit au dernier avatar d’un certain post-modernisme né
avec les années 1990 qui fixe la fin de tout au milieu du XXe
siècle.
Peut-être
assistons-nous à sorte de résurgence de la
collaboration passive (et massive) dévoilant une ancienne
France vichyste, réactionnaire et révisionniste qui ne
demanderait que ça, croire que ce n’était pas
l’horreur qu’on a dite, accepter que les bourreaux n’étaient
pas des monstres et qu’au fond les nazis étaient des humains
comme les autres, qu’à ce titre ils auraient droit à
notre bienveillance !
L’entreprise
d’extermination des Juifs d’Europe et de quelques autres
minorités est un pic d’abomination dans l’histoire humaine
autant qu’une abominable exacerbation des horreurs de toute
l’histoire.
Ce
pourquoi la mise en scène du couple bourreau/victime, qui
n’est vraiment pas nouvelle, est sûrement à dénoncer
comme crapuleuse quand elle met en avant la vision fictive du
bourreau telle que dans les Bienveillantes.
Disons non et tenons-nous
debout très très vigilants à l’égard
des soi-disant(e)s bienveillant(e)s.
*Le
mot cléricature est de Philippe Sollers, non sans humour
d’ailleurs puisqu’il est lui-même surnommé le pape
de la littérature.