lettre au lecteur                                  

texte 20

Pas de bienveillance pour "Les Bienveillantes"

par Victor Cherre



(cf: Lire ou ne pas lire un livre trop bienveillant par Jean Pierre Ceton) 

Il faudra du temps pour expliquer ce succès, dit l’auteur des « Bienveillantes » en parlant de son livre. 
Avançons-en quelques raisons, et d’abord le titre. Il a quelque chose de doux, d’attirant, il annonce en tout cas quelque chose de beau et grand, voire de réconfortant… Il porte en lui par conséquent une source de méprise et même une part de tromperie, quelle qu’en soit l’explication, puisqu’il introduit, comme toute la planète France le sait, aux confessions fictives d’un officier nazi, genre de personne qui n’était guère bienveillante d’après ce que l’on sait. 
Ensuite il faut prendre en compte la stratégie commerciale de l’éditeur qui avait constaté « une demande pour de gros livres, plus romanesques et très construits… » Et puis les libraires ont été « alertés » (attention chef d’œuvre) et ont reçu le livre de sorte de pouvoir le lire pendant l’été. Stratégie déclenchant un phénomène de vente avant même le prix de l’Académie française, d’habitude plus tournée vers des écritures académiques (surtout pas anglicistes) et le prix Goncourt attribué comme si c’était une évidence! Le succès a été tel, a confié l'éditeur, qu'il a fallu prendre sur les réserves de papier destiné à la traduction française de Harry Potter, on en verserait presque une larme. 
Une aventure éditoriale que l’éditeur qualifie de «belle histoire» à défaut de pouvoir appliquer l’expression à l’histoire du livre, tant il parait impossible de dire que l’histoire de ce livre est une belle histoire. 
On perçoit ainsi que s’est opérée une sorte d’occultation du fond du livre au profit du seul phénomène de vente en librairie. 
Ce qui reste plus difficile à expliquer c’est pourquoi et comment des lecteurs, même sous influence de la machine publicitaire, ont accepté de lire les confessions imaginées d’un bourreau. C’est à dire de se mettre en état de suivre et comprendre les comportements d’un nazi. D’être attentif aux sentiments de cette brute, de se glisser dans son cerveau en quelque sorte même par l’entremise bienveillante de l’auteur. De s’identifier, comme la lecture du roman l’implique, à un personnage détestable et ce pendant 900 longues pages. A noter que les 900 pages ne sont pas pour rien dans l'affaire, comme si était retenue une sorte de performance quasi sportive. L’auteur a d'ailleurs mis en avant la quantité d’ouvrages et de documents lus durant cinq années de sorte qu’il disposait de la matière pour en écrire bien davantage... 
Au fond il y a l’intérêt porté en France à cette période des années 1940 et au nazisme en particulier pour expliquer le formidable succès.
Il y a surtout le fait que tout un milieu intellectuel ne semble voir le monde qu’à travers Auschwitz ou plus précisément la Shoah.
Or cette focalisation sur la dite période s'installe et perdure tandis que tout ce qui domine notre vie d’aujourd’hui date, ou presque, d’après ces monstruosités. La plupart de nos instruments, de nos concepts, de nos chemins ont en effet été inventés après les années 1950, et depuis les années 2000, donnant naissance à un autre monde humain. 
S’en inquiéter alors parce que la pensée collective ne peut qu’occulter le temps présent au point de ne rien en voir surgir. Ce qui expliquerait la vision particulièrement négative donnée à notre époque présente par toute une cléricature*, époque qui ne peut pourtant pas être jugée pire que ces années-là de 1940. 

On peut donc se poser des questions sur l'accueil enthousiaste quasi unanime qu'a réservé le milieu intellectuel au livre "Les Bienveillantes". Faudrait-il accuser cette cléricature de complaisance, voire de complicité avec une tendance qui consiste à diminuer les horreurs de ces premières années de 1940 : L’occupation allemande n’était pas si dure que çà, à part quelques exactions, les nazis étaient des gens ordinaires qu’il faudrait essayer de comprendre etc. 
Nous ne devons pas être bienveillants avec qui voudrait nous embarquer sur ce chemin, même par naïveté ou par manque de lucidité. 
Ne soyons pas bienveillants avec qui voudrait nous faire croire que c’est cette direction qu’il faut prendre, ressasser Auschwitz sans apparemment en tirer les conclusions qui nous éloigneraient à jamais de ces horreurs. 
Peut-être avons-nous droit au dernier avatar d’un certain post-modernisme né avec les années 1990 qui fixe la fin de tout au milieu du XXe siècle. 
Peut-être assistons-nous à sorte de résurgence de la collaboration passive (et massive) dévoilant une ancienne France vichyste, réactionnaire et révisionniste qui ne demanderait que ça, croire que ce n’était pas l’horreur qu’on a dite, accepter que les bourreaux n’étaient pas des monstres et qu’au fond les nazis étaient des humains comme les autres, qu’à ce titre ils auraient droit à notre bienveillance ! 
L’entreprise d’extermination des Juifs d’Europe et de quelques autres minorités est un pic d’abomination dans l’histoire humaine autant qu’une abominable exacerbation des horreurs de toute l’histoire. 
Ce pourquoi la mise en scène du couple bourreau/victime, qui n’est vraiment pas nouvelle, est sûrement à dénoncer comme crapuleuse quand elle met en avant la vision fictive du bourreau telle que dans les Bienveillantes. 
Disons non et tenons-nous debout très très vigilants à l’égard des soi-disant(e)s bienveillant(e)s.


*Le mot cléricature est de Philippe Sollers, non sans humour d’ailleurs puisqu’il est lui-même surnommé le pape de la littérature.

26/05/2007 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m. à j. 07/12/07

Analogiques versus numeriques : hommage à Derrida

Des convictions et des hommes
Qu'est-il donc arrivé à B.S. comme à d'autres?


retour page principale

haut de page

écrire à 
lettreaulecteur